Sur l’œuvre photographique de Stein
Pierre Jean Memmi, philosophe
Arles 2009
La question du corps n’a cessé de hanter l’histoire de la philosophie. Siège de l’affectivité et de ses débordements, de notre rapport sensible au réel et des illusions qu’il génère, siège de processus biologiques échappant à toute maîtrise, horizon objectif de notre finitude, le corps s’impose comme un défi lancé à la pensée. Réfractaire à tout effort de conceptualisation, le corps apparaîtrait ainsi comme le prix que l’esprit aurait à payer du fait de son incarnation, de sa chaotique allégeance à la matière, aux besoins, à notre être biologique. Tout à la fois, ce à partir de quoi la pensée est possible et ce qui en brise l’élan, ce qui manifeste la présence d’une entité au réel et en réduit l’appréhension, il demeurerait ce dont l’esprit doit se prémunir, voire se dessaisir, afin de se réaliser pleinement, c’est-à-dire autrement qu’à partir de cet être en soi sensible dont il est l’expression. Et, en effet, l’anathème prononcé à l’encontre du corps par un pan considérable de la philosophie vient de ce qu’il parait constituer le fardeau de l’âme, une contrainte difficilement réductible à son ascension spirituelle. C’est pourquoi, l’histoire de la pensée, comme celle de l’art d’ailleurs, sont largement traversées par la question de la conceptualisation pour l’une et de la représentation pour l’autre, tant du corps en lui-même, que de celle de son union avec l’esprit. Doit-on, en effet, concevoir le corps et l’esprit sur le mode de l’unité et affirmer leur irréductibilité, ou les appréhender sur celui de la dualité et revendiquer une radicale et substantielle hétérogénéité? Quoi qu’il en soit, il y a, indiscutablement, une profonde ambiguïté dans ce jeu de tensions dont la résolution ne parait pouvoir se tenir que dans ce hiatus idéologique, qui tantôt préfigure le déni de la chair au profit de l’élévation spirituelle, et tantôt assigne à la chair une prévalence telle qu’elle en oblitère sa scansion spirituelle. Il s’en suit que le tour d’escamotage a lieu dans ce mouvement à peine aperçu au cours duquel la chair est recouverte du masque idéel de l’esprit ou l’esprit dissimulé sous les atours de la matière. La chair qu’on ne peut savoir, devrait, nécessairement, être magnifiée ; l’esprit qu’on ne peut voir se devrait d’être inhumé. Tout se passe comme si nous oscillions entre une « sainte figure » et une « tête-viande » pour reprendre l’expression de Deleuze dans son livre « Logique de la sensation ». Ainsi en va-t-il de ces discours qui, pour les uns, pèchent par leur idéalisme radical et le fantasme d’un libre arbitre absolu, mais pour les autres par un matérialisme strict et un confortable déterminisme. L’unité du corps et de l’esprit serait ce monstre théorique qu’on ne saurait penser, et cette chimère empirique qu’on ne pourrait éprouver.
Etant lieu de débordement sans cesse endigué, scène de fluctuation qui refuse ses remous, espace tragique d’où la tragédie est exclue, alors de façon logique l’horizon de l’accord parait intenable, effrayant à quiconque s’y risquerait, comme si le choix possible n’était que d’un corps atteint de cécité ou d’un esprit par trop éthéré, d’une matière sclérosée en son silence ou d’une âme éprise de vacuité. Que le corps soit le tombeau de l’âme, ou l’âme le fantôme du corps, le mouvement d’exclusion est toujours celui d’une outrance qui s’ignore, d’une incapacité à tenir ensemble cette chair qui, sans pensée, n’est plus qu’obscure massivité et cette pensée qui, privée de chair, est réduite à son propre suaire. Pour le dire en termes kantien, dont la théorie de la connaissance est ici déterminante, il faudrait affirmer que : « Si une intuition sensible est aveugle, un concept sans intuition est vide… ».
Pourtant, la tentation est grande et sans cesse renouvelée, comme nous l’avons souligné, de vouloir magnifier l’un au détriment de l’autre, de ne trouver grâce à l’une que sur le cadavre de l’autre. Et si la même dérive fétichiste parcourait ces deux figures de la pensée ? Et si une semblable illusion était à l’œuvre tant dans cette condamnation du corps ou dans son exaltation, que dans cette raillerie de l’esprit ou dans son apologie ? L’erreur fondamentale résiderait tout bonnement dans ce désir de séparer cela même qui est indissociable, d’abstraire cela même qui fonde l’unité, de penser en terme d’altérité ce qui relève et participe du même. Nous ne serions plus alors dans notre corps comme un capitaine en son navire se raillant des remous de l’océan sensible ni un navire charnel privé de capitaine et ballotté sur un océan déterministe, mais, tout à la fois : le navire, le capitaine et l’océan, trois instances du même. Or, paradoxalement, la question de l’extase semble s’inscrire dans un semblable procès. Soit, en effet, l’on voit dans l’expérience extatique simplement l’une des formes de la démesure passionnelle dont le corps seul aurait le secret, soit on l’appréhende comme un processus mystique exclusivement spirituel, ou encore, enfin, on la considère comme ce moment de synthèse de contraires apparents au cours duquel l’union du corps et celle de l’esprit atteint sa plus criante manifestation. Dans cette dernière perspective, il ne s’agit nullement de nier l’élévation spirituelle dont l’extase serait l’expression mais de convenir qu’elle ne peut s’opérer qu’à partir d’une expérience d’abord sensible. D’ailleurs, les figures exemplaires de l’extase ne procèdent-elles pas toutes, ou peu s’en faut, d’un processus d’abord physiologique au cours duquel la mortification réelle ou fantasmatique du corps apparaît comme la condition de l’échappement spirituel ?
De l’extase de sainte Thérèse d’Avila dont le sculpteur Ian Lorenzo Bernini a réalisé dans le marbre le chef-d’œuvre que l’on sait, à la série photographique si chère à G. Bataille, dévoilant « le supplice des cent morceaux » auquel fut condamné le régicide Fou Tchou Li, les figures de l’extase constituent un authentique défi tant à l’appréhension conceptuelle qu’à la représentation. Et, en effet, comment inscrire dans le champ de la réalité sensible, phénoménale l’expérience toute entière subjective de la transcendance dont la passion extatique serait l’un des plus saisissant paradigme ? Pourtant, n’est-ce pas au cœur même de ce bouillonnant paradoxe que se noue l’un des enjeux fondamentaux aussi bien de la pensée que de la représentation? Que la souffrance la plus extrême et la jouissance mystique à laquelle elle peut conduire échappent, en grande partie, à toute mise en forme sensible comme à toute subsomption conceptuelle, ne signifie pas pour autant qu’elles en signent l’impossibilité radicale.
A la contemplation du chef-d’œuvre de Bernini, on assiste bel et bien, en effet, à l’un de ces prodiges dont l’art a le secret à travers la grâce de ce visage dont la présence rayonnante fait signe jusque dans l’au-delà. Le tour de force du sculpteur réside précisément dans cette puissance créatrice propice à rendre compte à travers des formes sensibles de ce qui se joue dans l’intériorité de la sainte dont l’expression témoigne de son ravissement spirituel. Toute entière à la béatitude qui l’embrasse et à cette souffrance indicible que la flèche de l’ange instille dans ses chairs, la représentation de la sainte par Bernini souligne dans la matière même du marbre l’échappement à la matière, dans le jeu même des formes, une transfiguration spirituelle. Les yeux mi-clos et la bouche légèrement entrouverte, Thérèse semble se détacher de son enveloppe charnelle dont les pieds et les mains glissent avec une pesante langueur vers le sol auquel elle-même n’appartient plus. Toute entière à cet abandon fiévreux qui parait venir de la voûte céleste, elle n’est plus que frémissement, transport extatique, trans-verbigération. « J’ai vu dans sa main une longue lance d’or, à la pointe de laquelle on aurait cru qu’il y avait un petit feu. Il m’a semblé qu’on la faisait entrer de temps en temps dans mon cœur et qu’elle me perçait jusqu’au fond des entrailles ; quand il l’a retirée, il m’a semblé qu’elle les retirait aussi et me laissait tout en feu avec un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu’elle me faisait gémir ; et pourtant la douceur de cette douleur excessive était telle qu’il m’était impossible de vouloir en être débarrassée. », écrit Thérèse, dans le chapitre XXIX de son autobiographie spirituelle. La représentation de l’extase parait offrir au témoin que nous sommes une participation à ce qui se joue en une sorte d’identification empathique qui nous révèle la possibilité même de la grâce. D’ailleurs, la présence des personnages sculptés dans les parois latérales apparaît autant comme celle de témoins privilégiés de son expérience mystique. Sans que leur regard n’atteignent la scène, ils en sont, malgré tous les muets commentateurs, ceux-là mêmes qui hier, comme nous aujourd’hui, ont le privilège de participer à ce mystère insondable de l’être déchiré entre la pesanteur terrestre avec sa douleur, et le ravissement auquel la grâce peut conduire.
Dans un tout autre contexte, à la fois insupportable par l’horreur du supplice qu’il exhibe et l’outrance du réel que le médium photographique impose au spectateur, la série du martyre de Fou Tchou Li suscite une terreur fascinante, un voyeurisme qui confine à la plus absolue abjection. Ce qui est porté au regard déborde ici toute expérience cathartique par une sorte d’épuisement simultané de la sensibilité à faire sienne une douleur indicible, et de l’entendement à produire les concepts permettant de subsumer la matière de cette intuition qui outrepasse le cadre du sensible. L’expérience marque ici la possibilité même d’un impossible, la présence au monde de l’immonde, la mise en abîme de l’ensemble de nos facultés. Pourtant, et c’est en cela que cette série photographique non seulement invalide la puissance de nos facultés mais tend même à provoquer une déréalisation proche de la démence, le visage du martyr est, malgré tout, là, présent dans son humanité, sa temporalité propre, tout en suggérant, pour des raisons qui nous échappent, l’épure d’une grâce plus inassimilable encore que l’acmé de sa douleur. Ce visage extatique nous somme de nous déposséder du refuge déjà impossible à assumer de la terreur absolue que nous éprouvions au motif d’un basculement, au-delà même de l’horreur, dans une altérité radicale. Synthèse indicible des contraires, de la grâce au cœur même de l’effroi, l’extase relève ici de cet enfoncement infini dans la douleur de la chair que l’on déchire morceau par morceau et, simultanément, au sein même de la délivrance que cette douleur semble rendre possible. Expérience métaphysique au sens strict en ce que le poids assourdissant du réel, du corps devenu souffrance pure, constitue l’espace même de son décentrement, de son élévation vers une réalité autre. Au-delà du langage, de la pensée, de la sensibilité et de l’imagination, l’expérience radicale, s’il en est, de la représentation ne saurait laisser indemne à travers la figure même de l’ex-tase qu’elle suggère.
Or, c’est au cœur de cette problématique de l’expérience extatique que se tient l’œuvre photographique de Stein. L’enjeu de son travail réside tout entier dans le difficile projet de capter par la photographie ce moment où le corps exposé, en une lascive exhibition, communique au spectateur sa plénitude, son total dessaisissement de soi, un basculement au-delà même de toute mondanité.
Donner à voir ce qui excède le regard, le champ même du visible, amener à la présence cela même qui s’y dérobe, en déjoue les figures, s’y mesure par soustraction, saisir dans la grâce de l’instant celle d’un temps qui en suspend le cours, l’exténue en une pure temporalité, le libère de sa fracture mondaine pour qu’advienne sa vérité, rendre à la chair sa dimension spirituelle…, telles sont les lignes de force de l’audacieux projet auquel nous invite Stein dans son travail.
Loin d’une ordinaire séance de photographies de nu, dont la finalité serait la tentative mainte fois répétée de magnifier, de sublimer les formes à travers un travail purement esthétisant, il est ici question d’une sublimation toute autre, d’un dévoilement bien plus radical, de la mise à nu d’un corps mais comme préfiguration de l’expérience d’une conscience qui, au terme d’une lente maturation, s’abandonne, plus encore qu’elle ne se donne, à l’œil du photographe en se départissant du monde, de soi, en s’en retirant.
La nudité corporelle n’est plus ici que la dimension visible de celle de l’esprit ; ce qui se donne à voir s’opère sans fard, sans limite, dans ce moment de tension où la peau, le sexe, la plus sensible intimité gagnent leur profondeur dans l’abandon le plus total. L’abandon à ce « nu perdu », pour reprendre le titre de l’un des recueils du poète René Char, est précisément celui qu’il s’agit de retrouver bien au-delà ou en-deçà de la nudité simplement transgressive offerte au regard. Le nu est ici un nu originel, celui d’un corps qui, faute de toute culpabilité morale ignore, au fond, la possibilité même de la transgression. Le nu perdu est celui d’une pure présence au monde, à un monde qui n’a pas encore été atteint de cécité : « Lorsque le masque de l’homme s’applique au visage de la terre, elle a les yeux crevés. », écrit le poète.
L’abandon est donc bien ici celui des codes inhérents à notre jeu social autant que de ceux de la représentation commune ; abandon de la pudeur concomitante à l’exhibition; abandon des réflexes et des postures défensives derrière lesquels le modèle qui se dévêt peut se préserver en se dissimulant sous sa beauté ou la non-visibilité de sa conscience au monde. Car c’est précisément cet abandon que Stein se doit de saisir à travers une déconstruction patiente de ce qui l’empêche. C’est la peur même d’une visibilité radicale du sujet qui s’offre autant à lui-même qu’à l’œil du photographe ou à celui des spectateurs que nous sommes qu’il s’agit d’éconduire. Tout se passe, alors, comme si le maître-mot du processus en cours pouvait s’énoncer sous la forme de cet aveu, à la fois sublime et terrifiant, autant déconcertant que jubilatoire que fit un jour l’un de ses modèles au photographe : « Même pas peur! ». Et cette absence de peur est hautement signifiante puisqu’elle va jusqu’à la dissolution de ce soi mondain, de ce masque social jusques et y compris dans l’expérience de cette « petite mort » dont la présence du crâne dans la photographie est le signe indéfectible. Ce crâne n’est évidemment pas sans rappeler celui des vanités dont le genre se développa dans les tableaux de l’art baroque. Il suffit de songer aux représentations de Sainte Madeleine par les peintres G. Reni, P. de Champaigne, J. de Bellange, C. de Caravaggio, L. Finson, ou encore à l’Eva Prima Pandora de J. Cousin. Mais, au-delà de la simple citation et de l’indéniable complicité du photographe avec ces peintres, il s’agit davantage ici, pour Stein, de recourir à un semblable symbole pour mieux en déconstruire le discours originel. Certes, le « memento mori » prend tout son sens dans l’expérience extatique qui en est à la fois l’expression fascinante et l’échappée spirituelle, comme en atteste d’ailleurs les tableaux auxquels nous faisions référence. Il est bien sûr que la sémiotique ainsi affirmée relève d’un geste d’affirmation de la contingence absolue de l’existence humaine, et de la vacuité qu’elle peut suggérer à travers le « Vanité des vanités, tout est vanité. » de l’Ecclésiaste. Souffle léger, vapeur éphémère, telle est la nature symbolique de l’existence humaine promise à la finitude, confinée à une totale déréliction malgré l’ensemble de ses prétentions – qu’elles soient celles de la science, du pouvoir ou encore des plaisirs terrestres. Mais il n’en demeure pas moins que la présence du crâne, tel qu’il apparaît dans le travail de Stein, peut aussi se concevoir non comme la figure de la condamnation morale, lourde de ressentiments, de l’activité humaine, mais bien au contraire comme celle d’une ultime subversion dans l’acceptation, la joyeuse revendication de notre condition. Le crâne ainsi exhibé, loin de renvoyer au rappel chrétien de la libération de l’orgueil conduisant au péché, signifierait bien plutôt, à partir d’un même motif, celui de la libération de la chape de culpabilité condamnant sans réserve l’appel des sens et le plaisir des chairs. Il s’agirait plutôt ici, par la subversion du symbole, de convoquer l' »amor fati » du vouloir vivre nietzschéen comme mise en abîme du désespérant « memento mori » martelé avec insistance par le christianisme. Le crâne, présent dans la série photographique de Stein, n’est plus l’expression mortifiante de ce qui exhorte au renoncement aux jouissances terrestres afin d’accéder à la béatitude céleste mais, tout au contraire, certes par un même rappel de la brièveté de l’existence humaine, une injonction à faire sien le vouloir-vivre, à puiser au cœur même de l’instant vécu absolument les conditions mêmes de la jouissance que procure l’extase.
On comprend, alors, combien en amont de cet instant privilégié de l’expérience extatique auquel le photographe convie ses modèles, sa mise en œuvre au cours d’un patient travail commun devient déterminante. Et les modèles de Pierre, Stein, le savent qui s’adonnent à ce petit sacrifice, cette rencontre avec la part d’ombre qu’elles recèlent de façon déterminée, enthousiaste même. Sans cet enthousiasme – au sens étymologique de transport divin -, le voyage intérieur ne saurait en aucun cas avoir pour horizon l’expérience de la transcendance. Le détachement de soi, que l’enthousiasme rend possible, ne relève, dès lors, d’aucune mélancolie mais procède, au contraire, d’une jouissance suprême. Cette complicité de l’artiste et du modèle est fondamentale car elle est la condition première de ce passage à la limite où le champ des possibles s’accroît de ce qui jusque-là n’était pas même envisageable : l’expérience intense de l’oubli de soi sous le regard pourtant si souvent réifiant de l’autre. L’alchimie de l’œuvre commune est à ce prix. C’est pourquoi, et en cela la problématique épineuse de l’union de l’âme avec le corps est ici pleinement reconduite, les corps offerts au modèle doivent d’abord en passer par leur volontaire mortification : dénudés de tous oripeaux, tiraillés, meurtris, pendus par les pieds, destitués de leur habituelle et mondaine verticalité, écartelés, livrés à une docile mais réelle souffrance, ils sont comme la prosodie visible d’une expérience intérieure invisible.
Il est question, on l’aura compris, de meurtrir la chair pour libérer l’esprit, de cultiver la douleur comme valeur spirituelle. Nulle violence ici malgré tout, quoi qu’on puisse en penser, dans la mesure où son essence intrusive, et du même coup traumatisante, est pleinement congédiée au profit d’une acceptation dont l’enjeu réside précisément dans l’expérience spirituelle qui en est la commune promesse. Si Stein sait ce qu’il attend de ses modèles, cette attente ne prend sens que parce que ses modèles en partagent la maturation. D’aucunes ont des exigences qui sont leurs, dépassent en intensité celles-là mêmes imposées par le photographe parce que nulles autres qu’elles n’ont mieux conscience de ce qui leur est nécessaire pour se livrer pleinement à elles-mêmes avant de s’offrir au regard de l’autre. Et cet accord fulgurant de l’artiste et de son double est loin d’être anecdotique pour Stein qui va jusqu’à signer ses (ces) oeuvres qu’il considère, lui-même, comme communes, de son nom d’artiste et de celui que se sont choisies ses modèles : Lili, Lola, Cris, Sixtine, Pélagie, Thérèse… De qui ou plutôt de quoi, alors, sont ces noms d’emprunt ? D’une scène comme le revendiquent les modèles, de la scène obscure où se joue le décentrement, le dessaisissement de soi ? Celui et celles par qui le saisissement extatique s’opère ne sont plus ceux qui l’ont rendu possible : dénégation et choix d’un nom, accueil d’une altérité jusque-là inaperçue, transfiguration jusque dans l’état civil, mise au monde de Lili, Sixtine, Thérèse… comme de Stein lui-même.
A l’œil du spectateur de se confronter, alors, aux ténèbres de ces madones modernes, à percer l’obscurité et à deviner, sous les voiles où se dessinent les corps, l’émotion qu’ils recèlent, le moment d’extase qui les embrase. Ce moment s’opère dans l’œuvre à travers le parti pris de Stein d’une atmosphère obscure, volontairement sépulcrale, d’outre-tombe. La lumière qui émane des corps n’est là que pour mieux souligner celle de l’expérience intérieure qui se fond dans ce catafalque de ténèbres de l’espace environnant, du monde tel qu’il devient lors du basculement au-delà de son aveuglante et quotidienne visibilité. Les tirages presque à hauteur d’homme que réalise lui-même Stein, sont là pour une rencontre de face à face, la distance nécessaire à un possible entrelacement du spectateur et de l’œuvre. Certes, les visages ne se distinguent pas, mais l’abandon spirituel se devine dans le mouvement du corps, la dynamique des chairs, les courbes même de cette nudité qui ne se dissimule même plus sous le drapé des peaux.
Si l’espace y est entièrement biffé d’une étrange calligraphie dont les signes parcourent les corps, tel le motif de l’hystérie, c’est pour en déborder aussitôt la frontière charnelle jusque dans ce lieu sans lieu qui entoure les modèles. Le réel devient espace du langage, univers de signes où l’humain devient « parlêtre » pour reprendre l’expression lacanienne, à savoir celui par qui la question de l’être advient. Et là aussi se déploie toute la puissance de l’œuvre, dans ce jeu d’entre-deux où l’indicible de l’expérience extatique se trame derrière le paravent du discours qui s’épuise à en dérouler les figures. Paroles de Sade, de C. Bucci-Glucksman… Autant de compagnons de voyage dans cette quête de sens au-delà du sens, dans ces figures de l’extase, ce cheminement au cœur même de ce qui précède le dire tout en le rendant possible. Et, en effet, sous la scansion des mots dont le voile révèle autant qu’il dissimule, sous la trame exemplaire des signes que l’artiste inscrit dans la totalité du cadre, se révèle tout le poids du langage, aussi considérable que celui du réel. Les signes s’étendent, semblables à la tenture signifiante du monde « humain, trop humain » qui nous façonne. Là est, sans doute, la rupture qu’opère Stein par rapport à nombre de ces prédécesseurs fascinés par l’expérience extatique, à savoir dans cette revendication du dire malgré tout, dans cet hommage rendu au texte, à cette littérature ou à cette philosophie de l’impossible.
L’œuvre photographique se donne à voir autant qu’elle se donne à lire, et le motif de la vision extatique n’est dès lors envisageable que dans sa trame narrative, sa lisibilité implicite, sa présence au monde. Le corps, désormais, est tout à la fois ce qui excède le réel et ce qui s’y implante, y trouve le tremplin de son ascension, ne refuse plus son autre qu’est le langage. La nudité offerte, disloquée, oublieuse d’elle-même tant en sa pudeur qu’en son miroir qu’est l’exhibition, appelle à la transcendance, mais derrière la lumineuse transparence des signes.
S’il est question de langage dans le travail de Stein, c’est sans doute aussi parce que la présence de ces fragments littéraires ou philosophiques, de cette charnelle litté-rature y biffe les corps pour mieux les exhorter à l’abandon de leur présence au monde afin de se laisser happer par celle d’une pure émotion.
Tel est l’enjeu de l’œuvre photographique de Stein qui, en suspendant le temps, en reconduit le caractère inouï, inenvisageable, impensable, au cœur d’un instant sans durée, mais dont la fulgurance ouvre à la densité de l’éternité. Telle est sa proposition de l’extase dans la visibilité d’un médium qui donne à voir, en une entre-vision fugitive, ce qui excède le regard.